Le jeune docteur Rossel de Genève, délégué du CICR, s’est rendu à Auschwitz dès 1943, puis en 1944 au "ghetto Potemkine" de Therensienstadt, sans y trouver à redire. Le cinéaste Claude Lanzmann le rencontre en 1979.
Le jeune docteur Rossel de Genève, délégué du CICR, s’est rendu à Auschwitz dès 1943, puis en 1944 au "ghetto Potemkine" de Therensienstadt, sans y trouver à redire. Le cinéaste Claude Lanzmann le rencontre en 1979.
Que voit le témoin, que voit le spectateur? Qu’est-ce que voir? Nicolas Bouchaud donne à entendre cet entretien troublant qui semble nous adresser des questions toujours d’actualité.
En 1942, Maurice Rossel est un jeune officier suisse de 25 ans qui rejoint le Comité international de la Croix-Rouge. Il sera bientôt envoyé à Berlin pour inspecter les camps de prisonniers. Plus de trois décennies plus tard, alors qu’il prépare son film Shoah, Claude Lanzmann cherche à le rencontrer car il fut l’auteur d’un rapport controversé sur le ghetto de Therensienstadt. Devant la caméra du cinéaste, le docteur Rossel raconte sa visite du camp d’Auschwitz. Il exprime le sentiment d’horreur qu’il a ressenti, relève l’ambiguïté de sa position d’humanitaire à l’action plus que restreinte. Il n’a pourtant rien vu, dit-il, qui aurait pu lui signifier ce qui s’y passait réellement. Claude Lanzmann l’invite à décrire sa visite de Theresienstadt, un ghetto "modèle" dans laquelle des juifs·ves doivent jouer la comédie de la vie courante sous peine de mort – alors même que ce n’était qu’une étape de transit vers les camps d’extermination. Sa visite a été mise en scène au mètre et à la seconde près, et Maurice Rossel consent à être le spectateur de cette pièce de théâtre qui lui est présentée.
Le film de Claude Lanzmann sort en 1997 et a rarement été projeté en Suisse.
Avec Un vivant qui passe, Nicolas Bouchaud poursuit une série de spectacles sur des paroles majeures du XXe siècle qu’il conçoit avec la complicité du metteur en scène Eric Didry et de la dramaturge Véronique Timsit: un projet d’acteur amené à interroger la scène comme lieu de partage et de transmission par l’interprétation de textes non-théâtraux. Que voyons-nous, que regardons-nous? Comment devient-on spectateur, ou témoin? Le docteur Rossel n’a pas su ou n’a pas voulu prendre sa part dans l’histoire à laquelle il était confronté. L’écouter, sans juger, c’est attendre un mot, une phrase, non pas de culpabilité mais de responsabilité, de ce qui lui revient, de ce qui nous revient. À l’écoute de ce dialogue dans lequel affleurent les questions de réel et de vérité, Nicolas Bouchaud invite à son tour l’histoire à comparaître sur la scène d’une histoire qui est aussi la nôtre.
Théâtre
Mardi, janvier 18, 2022 - 7:00pm | mar 18.01 | 19h00 |
Saison 21/22
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Mercredi, janvier 19, 2022 - 8:00pm | mer 19.01 | 20h00 |
Saison 21/22
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Jeudi, janvier 20, 2022 - 8:00pm | jeu 20.01 | 20h00 |
Saison 21/22
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Vendredi, janvier 21, 2022 - 8:00pm | ven 21.01 | 20h00 |
Saison 21/22
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Samedi, janvier 22, 2022 - 4:00pm | sam 22.01 | 16h00 |
Saison 21/22
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Samedi, janvier 22, 2022 - 8:00pm | 20h00 |
Saison 21/22
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Rencontre: jeu. 20.01 à l'issue de la représentation
CODE SMS
UNVI
de CHF. 8.- à 45.-
Par exemple: Etudiant·e·x·s: dès CHF. 12.- ou CHF. 8.- avec le Passculture
Comédien/Metteur en scène
Comédien de haut vol, passé par les plus grandes scènes, Nicolas Bouchaud est un de ces acteurs qui habite ses rôles, physiquement, vocalement et intellectuellement. Larges épaules et voix puissante, il embrasse les textes pour s’y confronter physiquement, aussi frontalement qu’il cherche la relation à ses spectateurs·rices. En 2010, il interprète La Loi du marcheur, spectacle qu’il crée avec Éric Didry à partir des écrits de Serge Daney : on y retrouve un comédien agile, partageur, capable d’ouvrir le sens des textes les plus difficiles. En 2012, il monte Un métier idéal d’après un livre de John Berger et Jean Mohr (Vidy, 2015) puis Le Méridien de Paul Celan (Vidy, 2015). À Vidy, il a joué également dans Dom Juan, mis en scène par Jean-François Sivadier en 2016, Interview, coécrit avec Nicolas Truong et Judith Henry (2017) et présenté Maîtres anciens en 2020.
▶▶ N. BOUCHAUD Un vivant qui passe // © Théâtre des Célestins
▶▶ FILM - Un vivant qui passe - CLAUDE LANZMANN (1997)
Adaptation
Nicolas Bouchaud
Éric Didry
Véronique Timsit
Mise en scène
Éric Didry
Collaboration artistique
Véronique Timsit
Scénographie et costumes
Élise Capdenat
Pia de Compiègne
Peintres
Eric Gazille
Matthieu Lemarié
Construction décor
Ateliers de la Grande Halle de la Villette
Lumière
Philippe Berthomé
Jean-Jacques Beaudouin
Son
Manuel Coursin
Régie générale
Ronan Cahoreau-Gallier
Régie lumière
Jean-Jacques Beaudouin
Régie son
Ronan Cahoreau-Gallier
Diffusion
Nicolas Roux - Otto Productions
Avec
Nicolas Bouchaud
Frédéric Noaille
Production
Otto Productions & Théâtre Garonne - scène européenne, Toulouse
Corpoduction
Festival d’automne, Paris - Théâtre de la Bastille - La Comédie de Clermont-Ferrand scène nationale - Bonlieu Scène Nationale d’Annecy - Théâtre National de Nice - La Comédie de Caen CDN
Avec le soutien de La Villette, Paris (accueil en résidence)
Remerciements à
Beth Holgate, Swisskoo et Thierry Thieû Niang
Rencontre avec l'équipe artistique
Jeudi 20.01
à l'issue de la représentation
Je crois avoir vu le film avant de lire le livre. J’ai acquis la conviction, au bout de trente ans de pratique théâtrale que la scène apporte un tout autre éclairage à un matériau écrit ou filmique.
Depuis l’année 2010, j’ai entrepris, avec la même équipe de création, une série de spectacles à partir de textes non théâtraux : une interview de Serge Daney à propos du cinéma, un livre de John Berger à propos d’un médecin de campagne, une conférence de Paul Celan sur la poésie et un roman de Thomas Bernhard sur notre rapport à l’art et au deuil.
C’est le désir de transmission qui est à l’origine de ces spectacles. Il en va de même pour Un vivant qui passe.
Je crois avoir vu le film avant de lire le livre. J’ai acquis la conviction, au bout de trente ans de pratique théâtrale que la scène apporte un tout autre éclairage à un matériau écrit ou filmique.
Surtout quand il n’est pas, au départ, destiné au théâtre. Lorsque l’opération est réussie, un rapprochement s’opère avec le spectateur.
La nature de son attention devient tout autre que lorsqu’il est face au livre ou à l’écran. Il m’est parfois arrivé de percevoir un dialogue silencieux entre des spectateurs réunis dans une salle de théâtre.
C’est cette conversation secrète que j’aime susciter en jouant.
Il y a une force dramaturgique indéniable dans Un vivant qui passe.
Je parle de ce combat qui sourd de l’échange entre Claude Lanzmann et Maurice Rossel. Mais c’est encore autre chose qui me donne envie de travailler sur cet entretien. Je veux parler des questions éminemment complexes qu’il pose et qui tiennent, en partie, à la personnalité de Maurice Rossel.
Rossel n’est ni un survivant des camps d’extermination, ni un nazi.
Il est d’une certaine façon celui que nous pourrions tous être ou que nous avons peut-être déjà été. Rossel c’est celui qui a vu et qui n’a rien vu. C’est celui qui, par deux fois, à Auschwitz et à Theresienstadt s’est retrouvé au cœur de la barbarie nazie et qui n’a pas voulu voir. Il dit qu’il ne savait pas. Il dit même que les prisonniers auraient pu, au moins, lui envoyer un signe.
Lorsque nous l’écoutons, nous sommes parfois saisi d’effroi mais nous ne savons pas immédiatement pourquoi. C’est cette zone grise qui m’intéresse.
Rossel est la meilleure incarnation de ce qui, dans nos vies, nous guette à chaque instant. La meilleure incarnation de ce qu’on voit, de ce qu’on sent parfois tout autour de nous. Un racisme ordinaire, un antisémitisme larvé. La haine de l’autre, qu’elle soit raciale, économique ou culturelle.
Qu’est-ce que voir ? C’est l’une des questions que nous pose le livre à travers le récit des deux visites de Rossel dans les camps d’extermination nazis.
Qu’est-ce que voir ? C’est la question que conduit Claude Lanzmann à travers son échange avec Rossel.
Qu’est-ce que voir ? C’est aussi une question qui se pose à toute pratique artistique. Nous savons qu’un grand documentaire comme Un vivant qui passe est autant un geste éthique qu’esthétique. Et par conséquent si l’on veut, à l’instar de Claude Lanzmann, dévoiler la vérité sur la machine de mort nazie, nous devons nous demander : comment la montrer ? Ou plus exactement : Comment en parler ? Comment la raconter ?
C’est une question que je me pose sans cesse en tant qu’acteur.
J’ai, pour finir, la conviction depuis mon travail sur la poésie de Paul Celan que la catastrophe d’Auschwitz n’est pas le point d’arrivée de la barbarie humaine mais son point de départ. Un point à partir duquel il nous faut arriver à penser et à créer. Je partage avec Imre Kertesz l’idée qu’il y a une culture de la Shoah. « L’ombre profonde de l’Holocauste recouvre toute la civilisation dans laquelle il a eu lieu et qui doit continuer à vivre avec le poids de cet événement et de ses conséquences ».
Cette culture de la Shoah n’est pas uniquement commémorative. Elle peut et doit continuer à se transmettre autrement. À travers des gestes. Comme celui de jouer.
Nicolas Bouchaud
Entretien entre Nicolas Bouchaud et Agathe le Taillandier à propos d’Un Vivant qui passe (extraits).
Propos recueillis lors du Festival d’Automne.
Agathe le Taillandier : Quand et comment avez-vous rencontré cette œuvre de Claude Lanzmann, Un vivant qui passe ?
Nicolas Bouchaud : J’ai vu le film en 1997, à la télévision, au moment de sa diffusion sur ARTE. Un vivant qui passe se présente comme une rencontre entre Claude Lanzmann et Maurice Rossel, médecin de campagne, suisse et ancien délégué du Comité international de la Croix-Rouge à Berlin. Le 23 juin 1944, Maurice Rossel, alors âgé de 24 ans, inspecte, pour le compte de la Croix rouge internationale, le ghetto de Terezin, rebaptisé Theresienstadt par les occupants allemands, en Tchécoslovaquie. Theresienstadt est présenté par les nazis comme un « ghetto modèle », un « ghetto pour privilégiés », où selon Eichmann, les juifs « vivent d’après leur goût ». En réalité, Theresienstadt est un camp de transit, dernière étape avant la déportation vers les camps d’extermination d’Auschwitz, Treblinka et Sobibor. Mais pour les nazis, Theresienstadt doit servir la propagande et répondre aux interrogations de l’extérieur relatives aux crimes du Reich Hitlérien. Il s’agit de rendre ce ghetto présentable aux yeux du monde. Quelques mois avant la visite de la Croix rouge, une campagne d’« embellissement » du ghetto est entreprise. Lorsque Maurice Rossel y pénètre, il se retrouve au cœur d’une ville entièrement factice, au sein de laquelle les détenus juifs sont obligés de jouer la comédie sous peine de mort. Rossel ne décèle rien de la supercherie, prend des photos, assiste à une fausse séance de tribunal et s’étonne de l’attitude un peu « passive » des juifs autour de lui. Suite à sa visite, il écrit un rapport positif, affirmant que le camp est tout a fait acceptable et que les juifs y sont bien traités. Peu de temps après, les déportations reprennent.
En 1979, alors en plein tournage de son film : Shoah, le réalisateur Claude Lanzmann décide d’aller interroger Maurice Rossel à propos de Theresienstadt. Cet entretien ne trouvera pas sa place dans le montage final de Shoah. Lanzmann décide, quelques années plus tard, d’en faire un film à part entière. Un vivant qui passe sort en 1997.
A.L.T : Au-delà de la dimension historique de ce témoignage, qu’est ce qui vous obsède dans ce film et qui vous a poussé à en faire le spectacle de théâtre Un vivant qui passe ?
N.B : L’une des questions, à mon sens, que pose le film serait celle-ci : qu’est ce que voir ? Ou plus exactement dans le cas de Rossel : qu’est-ce que regarder et ne pas voir ? Comment Maurice Rossel, alors qu’il s’est rendu à Auschwitz et à Theresienstadt, se laisse-t-il aveugler au point de ne rien voir ? Il dit lui-même que sa mission, en tant que délégué de la Croix rouge, consistait à « voir au-delà ». C’est-à-dire, à déceler des signes, à imaginer, à interpréter. Mais il n’y parvient pas. Le pouvait-il vraiment ? Le voulait-il vraiment ? Pouvait-il vraiment voir ce que les nazis souhaitaient résolument cacher au monde entier ? Dans leur entreprise d’extermination, les nazis ont constamment cherché à effacer les traces. A Theresienstadt, au contraire, tout doit être montré, exposé, mis en pleine lumière. On assiste à la mise en scène d’un simulacre, à la création d’un « ghetto modèle ». C’est « une partie de théâtre », comme le dit Rossel, qui se joue à Theresienstadt.
Et il y a une autre question que se pose Claude Lanzmann en tant que cinéaste et qu’il nous renvoie à travers son film : comment montrer ?
Comment dévoiler le mensonge et la barbarie nazie? Comment montrer ce qui a eu lieu mais qu’on ne peut pas voir, la plupart des traces ayant été effacées?
Claude Lanzmann, à travers ses films, choisit de faire revenir les voix : celles des victimes, celles des bourreaux et celles des témoins. Ces voix s’incarnent, à travers leur souffle, leur timbre, elles s’offrent à nous dans leur complexité. Aujourd’hui, alors que la plupart des vrais acteurs de cette histoire ont disparu, leurs voix sont toujours là. A chaque fois que nous les entendons, elles font, de nouveau, irruption dans notre présent. Elles ont acquis le pouvoir de se réincarner. « L’action commence de nos jours » est la première phrase du film Shoah. Je la comprends comme une invitation à faire de nous les témoins d’une Histoire qui n’a pas trouvé sa fin. « L’action commence de nos jours », autrement dit : l’action commencera toujours de nos jours. La catastrophe d’Auschwitz n’est pas le point d’arrivée de la barbarie humaine mais son point de départ. C’est à ce titre que L’Histoire ne doit pas seulement être commémorée, elle peut et doit se transmettre autrement, à travers des gestes. Comme, ici, celui de jouer.
A.L.T : Le personnage de Maurice Rossel qui exprime son déni dans Un vivant qui passe est-il uniquement antipathique ?
N.B : D’une certaine façon, le rapport positif de Maurice Rossel sur le ghetto de Theresienstadt suffit à l’accabler. Son antisémitisme qui s’exprime viscéralement lorsqu’il se retrouve face aux juifs « privilégiés » de Theresienstadt, est sans doute la cause principale de son aveuglement. Mais nous ne faisons pas du théâtre pour donner des leçons, ni pour transformer la scène en tribunal. Alors, comment interpréter le rôle de ce personnage inédit dans l’œuvre de Lanzmann : « L’Helvète », comme Rossel se nomme lui-même, bien plus ici complice que neutre. Lorsqu’en 1997, Lanzmann demande à Rossel l’autorisation d’utiliser ses propos pour son film, ce dernier lui écrit : « Maintenant octogénaire, je ne me souviens plus très bien de l’homme que j’étais alors (…) Je ne me crois pas plus sage ou plus fou et c’est la même chose. Soyez charitable, ne me rendez pas trop ridicule. », Lanzmann répond : « Je n’ai pas cherché à le faire. »
A.L.T : Dans le film, y a-t-il une théâtralisation de leur entretien et est-ce cela qui représente aussi un défi pour l’acteur que vous êtes ?
N.B : C’est une conversation entre deux personnes qui ont des objectifs très différents. Lanzmann conduit l’entretien mais Rossel ne se laisse pas complètement faire. On sent quelque chose de sourd, quelque chose qui bouillonne en eux. Mais il n’y a pas d’éclat. Il y a même quelque chose d’assez figé dans leurs postures. Au début de l’entretien, Rossel est de mauvaise humeur parce que Lanzmann s’est quasiment imposé chez lui avec son équipe de tournage. Lanzmann craint qu’à tout moment, Rossel se lève de son siège et mette fin à la conversation. C’est pourquoi Lanzmann s’adresse à lui avec une certaine douceur, n’hésitant pas à le flatter. Il s’agit d’un stratagème destiné à amadouer Rossel et à le faire parler. Lanzmann a même préparé un coup de théâtre, il a sous la main un document important qu’il sortira au moment opportun.
Dès le début de l’entretien nous sommes sur la scène d’un théâtre. Le film lui-même ne parle que de ça : de la mise en scène, des acteurs, du théâtre, de la fiction. C’est sans doute le seul film de Lanzmann où la question de la fiction et des stratagèmes de la mise en scène se retrouve explicitement au cœur du récit. La mise en scène des nazis à Theresienstadt sert à masquer leur production industrielle de cadavres. La mise en scène de Lanzmann sert à dévoiler, à montrer. La vérité ne tue pas la possibilité de l’art, au contraire, elle le requiert pour sa transmission.
Le réel affleure partout dans Un vivant qui passe, dévoilant peu à peu tout un paysage. Parfois le réel surgit dans un détail, parfois dans une façon de décrire un lieu, parfois même à l’insu des deux protagonistes. C’est aussi dans ce qu’on ne saisit pas immédiatement, dans une phrase qui reste en suspend, que toute une géographie apparaît. Une traversée de l’Europe. Nous sommes sur le théâtre de l’Histoire. Je crois que tout cela nous offre beaucoup de perspectives de jeu.