Vidy: Comment naît ce nouveau projet théâtral qui vient deux ans après votre premier spectacle, Rentrer au volcan, et de nombreuses expositions et résidences à l’étranger ?

Augustin Rebetez: L’art que je fabrique est un condensé d’énergies, de sensations et de pistes de réflexions. Un art multiple dont les différentes facettes s’imbriquent au fur et à mesure des projets. J’explore à ma façon ce que nous sommes, d’où nous venons et où nous allons. 

Une partie du monde vit dans un monde mécanisé, post-humain. Il n’y a pas si longtemps nous étions des animaux. La technologie envahit nos vies. La spiritualité et les croyances sont à réinventer. Que reste-t-il de ces pulsions anciennes, de ces chansons tribales ? Comment allons-nous évoluer ? Quelle sera notre rapport avec des intelligences artificielles sensibles? Que restera-t-il de nous, lorsque nous ne serons plus rien ? 

A l’heure actuelle, je rêve le spectacle comme une sorte d’histoire de l’humanité en abrégé. Une fresque explosive et sensible. Il y aura du feu et des clochards. Des inventions et des dégoulinures.  Il y aura des langues mortes, l’impression de journaux, un point d’orgue avec des oiseaux sales en vieux costards qui mangent de l’argent, et des dégringolades sonores, visuelles, d’un monde où les technologies sont encombrantes, proliférantes, envahissantes. Et une humanité tourmentée, mouvementée, qui s’accroche et se transforme jusqu’aux étincelles, jusqu’aux émotions sublimes. 

J’imagine un spectacle homogène, cohérent, travaillé avec les mains. Lent et lourd, léger et délicat. Un rêve qui nous prend tous avec lui, comme une sorcière souriante. 

Quelles seront les figures de cette humanité condensée ?

Une sorte de canard-clochard, un vieux serveur, une femme-araignée ou un oiseau-inventeur. L’oiseau, par exemple, c’est notre Einstein, celui qui fabrique des choses dont il n’imagine pas toujours l’usage qui en sera fait. Et les conséquences qu’elles auront. Il agite le théâtre, le bricole, l’invente, mais ne parle pas. Le canard-clochard est, au contraire, volubile: il profère des textes sains comme une sorte d’écrivain malade qui crache, récite, s’adresse aux spectateurs, aux esprits, à lui-même. Sur scène, un musicien-bruiteur sera aussi présent. C’est un aspect important de ce projet : le son sera l’outil des métamorphoses et à travers lui ce qu’on verra deviendra autre, étrange, animé.  

Est-ce un récit, une histoire ?

C’est d’abord un manifeste, un rêve, une immersion dans un univers complexe. Le son a une force d’évocation très importante. Il accompagnera les mouvements et les actions très précisément. Le récit n’est pas littéral, mais plutôt une évocation, quelque chose qui se livre à l’interprétation de chacun. 

Sinon, il y a aura quelques moteurs ou éléments radiocommandés. Mais il ne s’agit pas de mettre de l’électronique partout. Mon approche est symbolique, l’énergie qui s’en dégage en fait une composante importante du ressenti de la pièce. Elle doit être accueillante, enivrante. Mon univers est certes composé d’un monde obscur, noir, organique et singulier. C’en est le point de départ, la matrice. A partir de là la vie peut naître et proliférer. 

Et une quête sur ce qui fait l’humanité…

Je cherche où est l’archaïque, le sauvage, le primitif à l’origine de ce que nous sommes. Ce qu’il y aurait d’essentiel en nous. Je cherche quelque chose qui s’adresse à tous, comme une forme de foi à laquelle on pourrait se raccrocher. Je cherche ce qui nous rassemble, ce qui nous rapproche, cet espace digital qui aujourd’hui échappe ou questionne. 

La spiritualité, il faut l’entendre ici comme quelque chose d’instinctif, que je lie à des chants, à la voix et à la technologie. Ce que je fais relève de la poésie, chacun doit pouvoir l’interpréter à sa façon. 

Je crée des totems qui s’auto-détruisent continuellement. Je cherche quelque chose d’humain dans un univers sans vie. Je cherche à faire naître la force, l’émotion, les réflexions. 

Je voudrais que l’on trouve cela beau, que ça fasse du sens, que ça encourage à la vie et que ça pète des barrières. 

Plusieurs de vos œuvres reprennent l’expression « je travaille pour la nuit ». Qu’est-ce que cette nuit pour vous ?

La nuit, c’est le commun de l’univers. Le jour est une exception qui n’existe que parfois sur la terre. C’est la nuit qui lie tous les éléments de l’univers. Le cosmos est plongé dans la nuit. La nuit, c’est aussi tout ce que nous ne voyons pas, les marges, les reclus, les perdus. Le monde des rêves, de l’imaginaire, de la magie, du théâtre. Pour Ferré, dans l’Opéra du pauvre, c’est aussi la subversion. 

Je me sens ouvrier de la nuit. Bâtisseur plein d’entrain, mais bâtisseur de rêves. C’est pour la nuit que je travaille. Sub specie aeternitatis. Ce n’est pas une posture critique. Au contraire, c’est quelque chose de sincère, de positif, justement parce que cela englobe tous les aspects de l’existence et que cela s’adresse à ce que nous sommes et à ce qui nous échappe. A l’imaginaire. 

Entretien réalisé par Eric Vautrin, décembre 2016, Lausanne